This is neverland, honey (Zoe & Ruben)

Qu’est-ce qu’il y avait de plus con que de faire le ménage ? Non mais vraiment, Ruben se disait clairement qu’il faisait un travail de connard. Parce que, là, il avait balayé ce couloir, et il était en train de le laver, mais le lendemain, ce serait aussi crado. Ce serait encore la même chose. Du coup, pourquoi il le faisait tous les jours ? Genre, ça aurait gêné qui qu’il fasse ça qu’un jour sur deux ? ça aurait été du pareil au même non ? Franchement, il voyait pas pourquoi on le forçait à faire ça tous les jours… C’était couillon. Mais bon… Il s’était mis le sacre du printemps sur son portable, et les écouteurs dans les oreilles, ça rythmait un peu ses gestes. Cela rendait le travail un peu moins pénible. Moins répétitif et blasant. Ruben l’aimait quand même pas ce taff. Il espérait trouver un autre truc un jour. Ou reprendre ses études. A force de voir des gamins aller en cours, l’idée germait un peu dans sa tête. Mais étudier quoi ? Il n’avait même pas fini le lycée… Alors… En musique ? Il aurait peut-être pas été trop ridicule mais… Il n’était pas certain d’être capable alors… Il se contentait de nettoyer le sol. En se disant qu’il aurait quand même pu faire mieux que ça, si on lui avait laissé une chance d’y arriver. En gros, il ruminait. Mais son don ne faisait pas des siennes, il broyait du noir en étant parfaitement conscient et lucide. C’était rare.

Il était en train d’achever le couloir quand il vit l’étudiante arriver d’un pas pressé. Oups. Il avait oublié le panneau pour le sol glissant… Et vu la vitesse à laquelle elle arrivait. Ruben n’eut pas trop le temps de réfléchir, il se sentit lui même en train de glisser à toute vitesse, se rétamant pile à l’endroit où la miss allait choir, amortissant par sa glissade héroïque la chute de la demoiselle, la récupérant… Sur lui. Bon ok, on avait vu mieux comme sauvetage. Mais ça le fit rire.

Il se redressa, décalant à la force de ses bras la miss pour l’asseoir à côté de lui. Il eut un sourire.

“Désolé, j’avais oublié le panneau… Tu t’es pas fait mal ?”demanda-t-il en premier lieu, avant de buguer littéralement sur ce qu’il voyait. “Gamine, t’as vraiment des ailes dans le dos ou je suis en plein délire et je m’en étais pas encore aperçu ?”

Il était… perplexe. Il se sentait pourtant lucide. S’il avait pu la réceptionner. Et réceptionner son bouquin, tiens, qui était dans sa main. C’était qu’il avait de bons réflexes, il lui tendit d’ailleurs le livre qu’il ne s’était même pas vu attraper dans la manoeuvre… Des ailes de fées… Nan, il devait halluciner sans s’en rendre compte.

Bon, au moins, Ruben pouvait se dire qu’il avait raté sa vocation de matelas. Ou d’amortisseur. Génial. N’empêche qu’il s’était pris un bon coup au sternum dans la bagarre… Enfin bagarre, dans le sauvetage. C’était tellement pas son genre… Il lui prenait quoi ? Il avait mangé du lion c’matin, ou quoi ? C’était bizarre. Et grisant à la fois. C’était cool de se la jouer preux chevalier. Enfin jusqu’à ce que la gamine se la raconte. Lui en coller une ? Elle s’était regardée ? Elle l’avait regardé ? Nan parce que Ruben était peut-être pas le mec le plus musclé de l’institut, mais il était pas une brindille non plus. Et sans être un féru de baston, il avait vécu à la rue, c’était pas une fillette qui allait lui coller un pain. Clairement.

Et… Elle le prenait pour un con, hein ? Il fronça les sourcils. Il avait beau être sympa. La gamine, là, elle poussait un peu loin la provoc. L’homme de ménage se releva sans mise en scène, sans chichis, et se mit face à elle. Même en frétillant de ses ailes de fée, il se sentait pas en infériorité. C’était pas elle qui allait la faire chier. Il fronça le nez, agacé.

“T’as pas des ailes de Clochette. T’as des ailes d’insecte. Redescends sur terre, GAMINE.” lâcha-t-il d’un ton sec.

Il avait pas trente-cinq piges pour qu’on lui parle comme à un chien. Fallait peut-être qu’elle soit remise à sa place, celle-là. Il passait peut-être pour le benêt du coin avec ses serpillère et son job de merde, mais elle tombait pas sur un jour où il allait tendre la joue pour se faire frapper. Erreur de timing. S’il avait été sous drogue, probablement qu’il aurait rigolé et qu’il aurait laissé passé, mais là, non. Son peu d’amour propre avait été piqué. Il en fallait pourtant beaucoup.

“Et j’suis peut-être pas habitué à croiser des filles à ailes de MOUCHE. Mais j’ai au moins du respect pour ceux qui m’aident. Et humain ou pas, j’bosse ici, j’suis pas con. J’sais ce qu’est un mutant.”

Il savait peut-être même mieux qu’elle, ce que c’était d’être un mutant. D’avoir une mutation invisible mais invasive. Une mutation qui vous gâche la vie sans que votre entourage ne puisse comprendre ce qui se passe. Il tourna les talons sans donner suite. Il avait mieux à faire. Déjà, nettoyer les traces de pas que la greluche avait fait. Et qu’elle essaie de le toucher. Il avait tous ses sens en éveil, et son hyperkinésie en alerte. Sans en avoir conscience. Ce qui la rendait peut-être plus redoutable. Il se saisit de son balai à frange pour reprendre son travail. Mais c’était aussi une bonne arme… Enfin, tout devient une bonne arme quand on a l’intuition des bonnes trajectoires.

Ruben avait pas attendu que la donzelle se calme pour reprendre son travail. Il avait pas que ça à faire. Déjà qu’il s’était pété la gueule pour la rattraper, il allait pas se mettre ene retard pour elle. Ça non. Surtout pour une gamine pimbêche pareille. Il était gentil, mais fallait pas non plus le prendre pour un con. Il frottait avec plus d’énergie -colère- qu’à son habitude quand elle reprit la parole, il s’arrêta pour la fixer. Incrédule. Elle était sérieuse là ? Mais, c’était quoi ces gamins de nos jours ?

“Non, tu n’as pas critiqué mon métier, tu as critiqué mes capacités intellectuelles, c’est tellement mieux…”rétorqua-t-il avec sarcasme.

Il marqua une pause. Et ne put s’empêche d’ajouter :

“Ben ton petit-ami, il a un taff pourri, j’le plains.”

Oui, les autres n’avaient pas le droit de critiquer son job, mais lui, oui. Logique, lui, il le connaissait son taff. Il savait ce que c’était. Il avait donc de la légitimité pour critiquer. Et puis y’avait de quoi critiquer. Entre l’irrespect dû à la fonction, la répétition des gestes, le côté dégueu de la chose aussi -parce que laver des chiottes, c’est dégueu-, ben, y’avait vraiment rien de franchement plaisant. Surtout quand la propreté est pas votre kiff ultime. Et c’était pas le kiff ultime de Ruben.

Il soupira en entendant la suite. Ce que les gamins étaient susceptibles de nos jours. Il leva un peu les yeux au ciel, mais son visage s’adoucit un peu, ses lèvres s’étirant d’un léger sourire.

“Ce que vous êtes susceptibles les jeunes de nos jours…” lâcha-t-il en rigolant dans sa barbe de trois jours. “Gamine, c’est pas méchant, t’es plus jeune que moi, t’aurais l’âge d’être ma fille si j’m’y étais pris tôt. C’est affectueux. Faut pas se vexer pour ça.” Il passa une main dans sa nuque un peu plus gêné pour expliquer la suite. “Toi t’as des ailes, moi, j’ai une mutation qui me fait parfois perdre le sens des réalités, j’demandais juste pour savoir si mon don faisait des siennes. Pour les ailes. C’était juste ça…”

Par contre il secoua la tête négativement pour sa dernière question.

“J’crois pas que le directeur apprécierai que je mette les élèves à bosser à ma place… Puis, c’est pas compliqué, j’ai pas besoin d’aide. C’toi qu’en a besoin pour tenir sur tes gambettes, miss…”